Correspondance 2011
patricia dubien
pierre rochigneux


janvier


Je n’aimais pas les voyages et j’en aimais les trajets, j’étais propulsé, transporté, déplacé, j’étais une autre chose, un autre temps que mon corps seul, j’étais la vitesse et j’étais le témoin du miracle, je m’inscrivais dans le paysage, j’y étais, j’étais dedans et le témoin de ce passage et je savais m’en sortir. Je n’aimais pas les voyages qui ont une destination. J’aimais irrégulièrement les promenades, il n’y fallait rien porter, rien ramener, je ne voulais pas aller chez quelqu’un ou voir un pont, une église ou pire, une plage. Marcher. Au minimum, marcher. Ce que j’attendais d’un voyage était là, fugitif (ou c‘est moi qui fuyais ?) en évolution constante et me demandant une acuité particulière et nouvelle à chaque instant, une disponibilité. Sauf quand je dormais puisqu’ainsi je suis, j’adore dormir pendant un trajet.


février


J’étais en panne, il a fallu que je me gare sur des bas-côtés, sur des talus d’où surgissent des fossés, il a fallu que je me range au bord de ces bords et que je m’installe, ne sachant pas réparer, ne sachant pas mieux construire ou imaginer quelque instrument de mouvement. Oui, me restait la marche, un pas et l’autre devant, à raison de cinq bornes dans l’heure et j’aurais perdu tout cet après-midi, j’ai donc attendu. N’ayant que mes yeux pour parler, je les ai fait suivre les crêtes environnantes, j’ai relevé les forteresses cachées d’anciennes productions de bois ou d’animaux, des croix de fer sur base de pierre, des longs vols de rapaces, des cordeaux de sapins, des approches de mauvais temps, mes yeux ont fabriqué une campagne de carte postale telle que les produisaient Iris ou La Cigogne dans les années 70, alors j’avais des pattes d’eph’ et le soucis d’apprendre l’écriture. Un tracteur surgit, autochtone et sachant le Verbe : « Qu’est-c’vous foutez là, mon gars ? » Le tracteur me déchira de l’icône.


mars


“Lire entre les lignes”, voici une expression que j’exècre. Il faudrait entre deux lignes, deux lignes volontairement écrites, en lire une autre, sortie de son troisième oeil ou d’un ange. Une ligne que n’aurait pas écrit l’auteur mais il y aurait pensé, le bougre, à cette ligne que vous devez voir, sinon vous êtes un piètre lecteur. Non, lorsque je vois un mot, il se se dédouble pas. Lorsque je vois un adjectif, même inconnu, il dit en moi une image, une seule, celle qui me fut proposée mais imposée par le créateur. Lorsque le personnage meurt, je ne me dis pas qu’il peut renaître ou qu’il a menti sur son état. Lorque dans le poème la rose se fane, je la vois se flétrir et perdre des pétales. Un texte n’a pas de relief ni de hors-champ. Et quand c’est l’été dans un paragraphe, je n’y vois pas de givre ni les griffures des branches vides. Parfois un corbeau, toutefois. “Lire en diagonale” m’énerve aussi.


avril


L’aller je l’avais fait en bas. Le retour, donc, en haut dans un wagon similaire. L’aller parce que le bas est plus proche de la voie et que j’avais couru, me jetant dans le compartiment puis sur le siège et contre la vitre, il partit aussitôt ; défilèrent les hangars, les pavillons puis les arbres et leurs champs attachés. En bas je fus à largeur du haut des fossés, si mon regard est fixe, l’image en mouvement devient un flou traînant. L’aller va vite. Et j’ai lu, dormi, rêvé peut-être. Le retour en haut puisqu’il fallait aller à cette découverte. Je voyais loin, ce que la baie m’offrait m’appartenait, je devais choisir. Et j’attendais, cherchant un meilleur endroit à l’endroit précédent, disputant ce nuage à cet autre. Rien ne me décidait à m’implanter, je savourais mon indécision, laissant les surfaces s’écouler. Le retour est lent, j’ouvris enfin le livre de la veille, rassurante activité, en haut comme en bas. Dessous c’est la vitesse, dessus la contemplation, un caractère différent dirait l’inverse.


mai


On dit qu’ailleurs l’herbe est toujours plus verte. Longtemps je n’ai pas compris ceci, j’y voyais immédiatement l’image. L’herbe verte. La phrase voulait dire qu’on peut se contenter de son propre jardin à condition de bien le regarder, de s’en occuper dignement, sans jalouser, sans convoiter celui d’un autre. Tous ceci a son petit air de prêche, la phrase dit aussi qu’il faut rester chez soi, qu’on y trouve ce dont on a besoin, ainsi les vaches sont bien gardées. Je préférais me tromper sur la phrase et penser qu’il pleut plus finement ailleurs et que le bon paysage est dans le lointain, qu’il est vain de s’approcher de l’arc en ciel et néanmoins qu’on aimerait s’y baigner (qu’il est donc important de s’en approcher), qu’on rencontre dans le pré voisin une belle personne, inattendue, bigarrée, d’un autre accent. Les nuages ont l’idée de couvrir les herbes successivement plus vertes. « Les vaches sont bien gardées » est aussi une phrase que je n’ai pas entièrement comprise.


juin


Ce fut l'incendie. Puis se montrèrent les ruines. Révélées. Abouties. Un incendie comme une fête et tous avaient été conviés, Tu le vis donc, de tes yeux, de tes larmes, de ta peau et tu sentis l'air chargé des poussières qui furent des herbes, des arbres, quelques habitations. Sa chaleur s'ajoutait à la chaleur, les couleurs inédites en période calme étaient somptueuses, inimaginées à cet endroit, effrayantes et merveilleuses au même instant comme un accident peut l'être. Tu n'eus pas de regret pour ce qui disparaît. « Ça se transforme. » Dans vingt ans, tu reviendras, tu auras changé, tes yeux seront devenus transparents et tu tenteras de te souvenir. Quelques habitations, la tienne aussi. Tu sauras que ces murets furent plus hauts, couverts, qu'il y avait ici du buis suspendu, qu' ici séchait le cochon, qu'ici tu aimais, que par ici les amis entraient, tu reconnaîtras ce qui est autour et qui subsiste à jamais : le relief. Tu reconnaîtras aussi l'odeur des pins, des mousses, enfin tu fermeras les yeux et tu entendras, un craquement te dira quelle est la bête, un sifflet te donnera cet oiseau dont tu sais encore le nom, un cri cet autre oiseau qui fondra sur le premier, plus loin les cloches mais pas celles d'une église, des cloches animales qui se déplacent en piquant tes yeux.

juillet


Les rouleaux de printemps, cérémonie du thé, atome ivre, les notes tendues, une vallée de quelques traits d'encre, comme une écriture. C'est le geste d'abord, le geste initial, c'est la courbe promise, vient ainsi la marque, ce qui s'inscrit. Et vient entier le dessin qui révèle, vient au regard une évidence d'un lieu qui n'existerait pas et qui cependant naît par le désir, par la mémoire, par l'idée de nous y poser, spectateurs attentifs ou désinvoltes et pourtant voyageurs. L'exotisme ? Il est aussi bien contre un ciel flamand que dans un champ tourmenté de blés et dans chaque ciel de jadis et demain. Je crois aux ciels derrière les grandes guerres de navires dans les grandes salles aux parquets grinçants, à Paris, en été, le vent se mêlait aux drames puisqu'il est inconcevable qu'une telle bagarre se fasse par beau temps. Et s'il fait bas et lourd dans la partie supérieure, n'est-ce pas pour rendre extraordinaire ? Pour qu'une aventure soit possible en dessous ? Pourquoi alors tant de films auraient-ils usé de la fausse pluie ? Pour cacher les larmes et les exagérer dans le même geste.

août


Je deviens transparent et ne me promène plus. Fort en gueule je fus et j'accompagnais le geste à la parole, larges, larges, il fallait me suivre et j'indiquais fortement ce qu'il y a a voir, quand il faut s'arrêter et quand poursuivre l'expédition. Les dangers. Le bivouac. L'observation. La rencontre avec les animaux dits sauvages, avec les autochtones que l'on suspecte et parfois qu'il faut aimer. Marquer le parcours. Je décidais des endroits à délaisser qui sont des territoires et des zones non encore utiles, non encore stratégiques. Inconnues. Sans labour. Des no man's land, ce qui veut dire qu'il n'y a encore rien. Montrant un chêne je dis un jour, "Il fut planté". Fier de l'effet, je me tus pendant trois heures. La parole. C'est elle qui fait le lieu, elle qui donne le nom, les distances, les couleurs, c'est elle qui dit que ceci appartient à lui. Et appartiendra à cet autre qui s'avance. Et que nous aidons à avancer. J'avais la vue perçante et le pas volontaire, c'est à pied qu'il fallait apprendre la terre, la comprendre, la prendre, la posséder. Arpenter ; j'ai pris des surfaces, j'ai pris de l'âge et son lot d'usure. Et de ses crampes insidieuses qui me font disparaître des sentiers.

septembre


Les vaches sont au pré, aussi les arbres. Et la vache est sur le pré, l'arbre dans le pré. Le cuir, l'écorce. Peaux dans les saisons. Souples et fortes : aux taons, aux vents, aux soleils, aux eaux. Et se déplacent ou s'épaississent, les unes mangeant, les autres vieillissant. Le sabot et le tronc se côtoient et se tassent, partagent l'endroit et le conservent, l'animal ou la plante faits du même bois, faits d'une même chair sublimés par mon fauteuil. L'arbre tient l'image que je vois et l'animal est rentré chaque jour, le champ porte tout et veut tout ensevelir, aura tout, avant aura ordonné les reliefs du repas et du déplacement et les fragilités face aux vents, aux soleils, aux eaux. S'y fondent les rivières qui unissent les langues et les racines, les taons. M'y suis baigné. Et la vache pisse dru et lâche ses bouses et doucement et tout aussi sûrement l'arbre s'arrache une feuille et l'autre, en fait tapis, nourriture de couleurs. Il aura à les fabriquer encore. Ainsi passa pour moi un an et quinze autres avant d'abandonner le terrain pour aller en ville. Au vent, au soleil et sous la pluie.

octobre


Oh, ça finira par cicatriser. Ça deviendra une ligne blanche avec des points réguliers de chaque côté, pas même des points si c'est bien fait, de nos jours la taille est fine, le geste précis, l'outil a changé. Mais la peau est vieille et dès que le temps sera à l'humide, la cicatrice rougira, les points, s'il y a des points, grossiront. Quant à s'exposer au soleil, oublions, les défauts prennent leur temps et se révèlent, audacieux, lumineux et choisissant leurs couleurs. Et quel soleil ? Jadis je me serais réparée vite, presque aucune trace ne serait restée, ni la ligne ni les points, pourtant la taille aurait été profonde et plus longue que nécessaire, il y avait eu des points. Un accident alors était un incident, une poutre était une brindille. Je suis une vieille peau, tout se lit sur moi, tout est en surface ; un choc et c'est bleu, c'est rouge ; un rien m'écorche, un rien me brûle, la peau est fine, transparente par endroits et laisse voir ça. Diaphane, c'est le mot que je cherche. En attendant, j'ai mal sans douleur, c'est de l'appréhension, c'est moche de devenir moche.

novembre


Voici deux voyages, voici deux morts possibles. L'un est long et la mort y est lente, l'autre est court et la mort en est heureuse. Le premier est fait de soif et d'ennui mais on y dort bien, le deuxième est un tour de manège et jamais les yeux ne s'y ferment. J'avais choisi le deuxième voyage, le court, le luxuriant, il était accessible et ressemblant à ma petite idée derrière la tête, étoile filante et séduisante, il me plaisait, moi fainéant et insouciant, je me serais contenté d'un feu d'artifice. On choisit, on dit décider et le temps fait autrement, par idée de destin, par taquinerie et son coup d'épaule m'envoya dans le deuxième voyage, celui des siestes et des redites, celui des possibilités de vieillesse, celui qui écarte des accidents et m'éloignait de James Dean et Marilyn, de Desnos, des flamboyants, des anges tombés. Mes ailes ? S'il en reste un duvet ? Pas même. Dans le long voyage, il fallait marcher, se traîner, ramper jusqu'au prochain mirage qui s'éloignait à mesure comme un inaccessible écho. Cauchemar. Il est trop tard pour le court chemin. Les mois se mirent à marcher par douze, les années par dix, l'hier en tête, l'hiver au bout.

décembre


J'ai marché comme un soldat, beaucoup marché comme un soldat de Stravinsky, mon enfance se perdant à chaque foulée, j'avais à refaire ces chemins et ces bâtisses que j'avais côtoyés, je voulais par ce trajet boucler un itinéraire que j'aurais voulu initiatique, il était aussi question d'un tourisme aux sentiments polis de la vieillesse. Déjà. Déjà la fin des mots, la fin des lettres, la fin des sons, la fin des articulations. Une année avait passé que je vouvoyais, la tenant pour précieuse, elle avait permis les rencontres, et les fatigues s'en étaient émues. J'avais marché dans cette combine et j'avais suivi les panneaux, je les attendais, je leur prenais un sens qui m'arrangeait, mon pas tantôt lourd et tantôt ailé se fabriquait dans l'atelier d'un clavier, je me suivais comme une ombre suit son arbre et l'allonge en hiver. Je me penche légèrement jusqu'à m'asseoir, j'écoute la terre, elle s'est endormie, elle s'attend, s'est nourrie, se repose. Je fais de même et ça prendra sens à nouveau, ça marchera encore, ça attend le signal. Tout redevient, tout est nouveau, c'est le travail du coquelicot.


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